Avec la sortie cet été du premier numéro de leur magazine bimestriel Be x Boy (340 pages, neuf histoires à suivre en prépublication et vendu en librairie au prix très avantageux de 4,95 euros), les éditions Asuka font le pari d’imposer en France le yaoi - appelé aussi Shônen ai, Boy’s Love ou BL.
” Le magazine n’a qu’un but, installer le BL de manière crédible (et donc au delà des fans absolus du genre) avec un vrai projet éditorial, structuré qui envoie un message fort aux professionnels, que ce soient la presse, les chaînes de magasins, les boutiques… Le BL existe et c’est un genre important du manga, mais [il est] encore ignoré en France. Trop de boutiques ne les proposent pas, ou les proposent en deux exemplaires (en plus, mal exposés). La presse n’en parle pas ou peu… Il était grand temps de prendre les choses en main et c’est pourquoi nous avons avec Libre, leader au Japon, décidé de faire ensemble ce magazine… Les autres éditeurs qui éditent du BL sont invités à faire la promotion de leurs publications dedans s’ils le souhaitent, ce sera bien sûr gratuit. On est là pour imposer le genre avant toute chose. ” déclare Raphaël Pennes, le directeur éditorial d’Asuka.
En tenant compte des séries et one-shots déjà parus depuis mai 2007 dans leur collection BL (Le Jeu du chat et de la souris, Color, Yellow, No Money-Okane Ga Nai, Tu es à croquer, Silver Diamond… ), les éditions Asuka sont aujourd’hui le leader francophone d’un genre né au Japon, qui a vraiment pris son essor dans les années 1980, comme le rappelle l’essayiste Hiroki Azuma dans Génération Otaku: les enfants de la post-modernité (Hachette Littérature - 2008) et qui, depuis le début des années 2000, s’est implanté avec succès dans des pays où le manga - dans son sens le plus large - est populaire : l’Allemagne, les États-Unis, la Corée du sud… Alors pourquoi pas en France ?
Be x Boy, un shôjo manga…
Animeland, la référence presse en matière de bandes dessinées japonaises, définit le ” yaoi” comme un ” manga féminin mettant en scène des relations homosexuelles entre hommes, lu à partir du collège, et dont le degré d’érotisme dépend de l’âge des lectrices. ” Le yaoi est donc généralement considéré comme un sous-genre du Shôjo - manga dont le cœur de cible est le lectorat féminin. Styara, l’une des nombreuses intervenantes sur le site Boy’s Love d’Asuka, est alors bien inspirée quand elle écrit que “ le yaoi n’est donc pas franchement du manga gay, mais plus un univers gay fantasmé par la gent féminine - avec tout ce que cela implique. “
Qu’est-ce qu’implique un univers gay fantasmé par la gent féminine ? Adrien Dixneuf, le co-fondateur des éditions H (Manga 10 000 images - Homosexualité et manga : le yaoi) donne des éléments de réponse dans l’article “Yaoi, manga gay de midinettes” paru dans le magazine Têtu à l’été 2008 : personnages androgynes, histoires d’amour difficiles à surmonter (notamment parce que l’homosexualité est mal assumée par au moins l’un des héros) et couple asymétrique (il y a le “seme”/le dominant et le “uke”/le dominé). Et de préciser qu’au Japon, la grande majorité des auteurs de yaoi sont des auteures et que 80 % des lecteurs sont des lectrices.
Ce que montre ostensiblement le yaoi, à savoir des relations homosexuelles masculines, ne devrait être vu que comme la sublimation de rapports hétérosexuels avec pour explication psychanalytique la théorie que, effrayée par la masculinité et l’hétérosexualité tout en fantasmant sur l’Amour et le Sexe hétérosexuels, la passionnée de yaoi se ferait doublement plaisir : seraient visualisés des histoires d’amour d’autant plus pures qu’elles concernent des hommes qui bravent, de fait, les interdits ; d’autant plus pornographiques qu’elles n’impliquent aucun personnage féminin, mais des héros complètement fantasmés.
Les histoires contenues dans Be x Boy présentent bien les caractéristiques d’un ” univers gay fantasmé par la gent féminine “. Il est d’abord vrai qu’elles sont écrites et dessinées par des femmes à une exception près : Do You Know My Detective, qui narre les aventures d’un couple de détectives gays, a pour auteur Hirotaka Kisaragi, un homme. Ensuite, les héros ont effectivement une morphologie longiligne, sont imberbes, ont les cheveux longs ou tout au moins les mèches rebelles. Les tenues vestimentaires sont soignées, élégantes ou très mode. Quant aux relations amoureuses qui débutent ou s’annoncent, elles doivent surmonter des obstacles de différente nature. Takigawa Kyô, le blond professeur des écoles de Lovely Teachers ! se fait repousser par son collègue “hétéro” après avoir posé ses lèvres sur les siennes. Le lycéen Satoru Tôno de Silent Love est tellement timide et pudique qu’il se sent coupable de ne pas savoir montrer à son boyfriend Keigo Tamiya combien il l’aime. Il a peur de le perdre. Dans Yebisu Celebrities, on devine une future love story entre Haruka Fujinami, le petit nouveau d’une agence de graphisme, et le boss, un beau brun ténébreux. Cette relation privilégiée n’est pas gagnée d’avance vu le sentiment d’infériorité de Haruka et la perfidie de certains commérages dans l’entreprise. Homura, le professeur de Hey Sensei !, se fait ouvertement draguer par un de ses élèves… qui n’est autre que le frère de son ex-petite copine. Et Takaba Akihito, le très mignon reporter photographe de Viewfinder, se fait séquestrer, harnacher et violer par Asami, un yakuza top canon qui porte superbement le costume. Le journaliste lui en veut à mort alors qu’Asami prétend n’agir que pour son bien: “N’oublie ni cette douleur, ni ce plaisir que je t’offre. Si tu veux survivre dans ce monde, il faut que tu apprennes à reconnaître le vrai du faux.” D’ailleurs, dans les dernières pages, Asami le sauve d’un policier-informateur véreux. Dans l’émouvant Whispers , c’est la mort elle-même qui fait obstacle : après le décès de son petit ami, le jeune Renji ne pense qu’à l’être aimé et ne semble plus faire la différence entre la réalité et la fiction.
… capable d’enchanter tout un chacun
“Émouvant”, “mignon”, “élégant”, “top canon”, “viol”, “love story”, “ténébreux” et “surmonter des obstacles” sont autant de mots qui ont aussi un sens pour un lectorat gay, bi ou transgenre.
En réaction à l’article paru dans Têtu, KujaIX a d’ailleurs laissé ce message sur le site Boy’s Love : ” J’ai un peu l’impression que Têtu prend tout son lectorat pour des amateurs de gros muscles et de poils. Je ne pense vraiment pas que ce soit le cas et la relative féerie de certains yaoi peut plaire à des filles comme à des garçons ! Je suis moi-même un homme gay et j’ai toujours lu des shojo et des yaoi, qu’ils soient niais et codifiés ou pas…”
L’universitaire américain Wim Lunsing qui mène des recherches sur la société japonaise depuis 1986 (Beyond Common Sense: sexuality and gender in contemporary Japan - Kegan Paul 2001) tient pour sa part à relativiser la portée des critiques lancées à l’encontre du yaoi de 1992 à 1997 par des Japonais. Le militant gay Masaki Satô s’en était ainsi publiquement pris aux fans de yaoi et à leurs auteures en les accusant de ne pas rendre compte de la réalité des gays dans la société mais de promouvoir des clichés en ne présentant que des hommes beaux, élégants, bien éduqués, efféminés ; de ne ne voir dans les gays que des objets de satisfaction sexuelle masturbatoire. En bref, le yaoi est à bannir car il serait homophobe, misogyne (les femmes sont inexistantes) et ferait l’apologie du viol et de la violence.
Dans son article “Yaoi Ronsô: Discussing Depictions of Male Homosexuality in Japanese Girls’ Comics, Gay Comics and Gay Pornography”, Wim Lunsing met en perspective le yaoi avec d’autres genres, dont les mangas faits par des gays pour des gays. Et il en vient au constat que le yaoi n’est pas un et que d’autres genres et titres de mangas (grand public ou qui ont pour cœur de cible les gays) seraient tout aussi “critiquables” pour les mêmes raisons.
Sur la difficulté d’assumer sa vie amoureuse, et plus spécifiquement son homosexualité, le yaoi n’est pas que fantasme. L’homophobie est une réalité. Que des personnages doivent à un moment surmonter leur propre tabou et le regard des autres pour pouvoir s’aimer est une évidence. Non ?
Dans le premier numéro de Be x Boy se distinguent deux types d’histoires: celles qui s’inscrivent dans une problématique gay (Lovely Teachers ! et la peur de la sortie de placard forcée, Hey Sensei ! et l’acceptation de son homosexualité) et celles dont le couple aurait tout aussi bien pu être hétérosexuel. Ça ne veut pas dire que ces dernières ne présenteraient pas d’intérêt pour des lecteurs gays. Whispers, par exemple, s’annonce comme une très belle histoire d’amour posthume. Quant à Viewfinder, ses pages pornographiques sont superbes, dynamiques et excitantes.
Dans les pages sur le scénario et la narration insérées dans Dico Manga (Fleurus-2008), il est fait état que ce n’est pas la virtuosité ou l’originalité des dessinateurs qui est recherchée dans ce qui est communément appelé le “style manga”, mais de vraies histoires et des personnages fouillés. La bande dessinée japonaise permet aux auteurs de faire dans l’introspection et visualiser des fantasmes qui remettent en cause les stéréotypes liés à l’identité sexuelle et à l’âge. Le très SM Viewfinder est particulièrement plébiscité par les jeunes internautes qui s’expriment sur le site de Be x Boy. Ne voir dans le yaoi que des auteures et des lectrices adolescentes “frustrées” est péjoratif et réducteur. La frustration est une caractéristique partagée par tout un chacun et la sublimation par le 9e art est une source de plaisir qui ne fait de mal à personne.
Il est néfaste d’être purement un homme ou une femme; il faut être femme-masculin ou homme-féminin. […] L’art de création demande pour s’accomplir qu’ait lieu dans l’esprit une certaine collaboration entre la femme et l’homme.
Virginia Woolf - Orlando