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Chronique : Josh, ou la perfection manga

Auteur(s) : Dimitri Lam.

Face à une œuvre qui atteint un niveau de perfection inédit, on peut se sentir impuissant à trouver les mots justes. C’est ce qui m’est arrivé avec Josh : illusions, le premier tome des aventures d’un ” jeune gay dans la vie de tous les jours “ de l’auteur français Dimitri Lam : mon envie d’en faire une critique enthousiaste se disputait avec l’angoisse de ne pas être à la hauteur. Alors j’ai eu besoin d’aide pour mettre en ordre mes idées et tenter de toucher aux plus près les qualités de l’œuvre et ce qu’elle nous dit de notre société. Cette aide, je l’ai trouvée dans les écrits du théoricien américain de la bande dessinée - et artiste lui-même -, Scott McCloud ; du philosophe et essayiste japonais Hiroki Azuma ; et de Frédéric Beigbeder, l’écrivain français dont les autofictions contiennent à chaque page des aphorismes mettant à nu les contradictions de notre société consumériste.

” Beaucoup des techniques employées par les mangas au fil des ans ont pour premier effet de placer le lecteur dans l’histoire, et comprendre cet effet permet d’apprendre à en exploiter le pouvoir. “

Scott McCloud, Faire de la bande dessinée (Delcourt - 2007)

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En vous saisissant de Josh et en le feuilletant avant même de le lire avec attention, vous ferez le même constat : il n’y a pas tromperie sur la marchandise ! Son format livre de poche, sa couverture détachable, ses près de deux-cents pages en noir et blanc, ses héros iconiques aux grands yeux, l’expressionnisme de certaines cases comme le recours à de soudaines déformations caricaturales…  tout fait manga, plus précisément Shôjo manga (publication destinée aux filles par opposition au Shônen manga destiné aux garçons). Si j’avais ignoré le nom et la nationalité de l’auteur, et si le sens de lecture avait été japonais, j’aurais cru qu’il s’agissait de la version française d’une publication originaire du pays du soleil levant !

Ma lecture attentive de Josh n’a fait que confirmer qu’il était le fruit d’une parfaite compréhension de la culture manga. À la différence de tant d’auteurs occidentaux de bandes dessinées estampillées  “mangas”, Dimitri Lam a su assimiler les spécificités esthétiques et narratives des œuvres japonaises pour les utiliser à la perfection. Scott McCloud liste ces spécificités (” personnages iconiques “; ” archétypes variés et récurrents “; ” cases muettes fréquentes “; ” petits détails du quotidien “; ” divers effets exprimant les émotions “; ” mouvements subjectifs “; ” diversité des genres et des thèmes “…) pour en tirer la conséquence que : “…tous ces procédés amplifient le sens de participation du lecteur, le sentiment de faire partie de l’histoire, au lieu d’y assister de loin. C’est cette qualité qui a alimenté le formidable succès du manga chez lui… et potentiellement en Occident.” Et nous pouvons confirmer que le manga est effectivement devenu très populaire en France.

” Si les Otakus s’enferment dans une communauté centrée sur ses goûts, ce n’est pas parce qu’ils rejettent toute sociabilisation. Il serait plus juste de dire que les valeurs de la société ne fonctionnent pas bien et qu’ils sont acculés à en élaborer d’autres.”

Hiroki Azuma, Génération Otaku : les enfants de la postmodernité (Hachette Littératures - 2008)

J’avais eu un aperçu de Josh avant sa publication par les éditions Babylon Com. Depuis septembre 2009, Dimitri Lam tient en effet un blog sur Têtu.com, où il a régulièrement posté des chapitres de son manga. Mea culpa est ! Je n’y avais jeté qu’un regard distrait. Je fais partie de ces personnes qui ne considèrent la bande dessinée que lorsqu’elles peuvent la saisir, en humer l’encre et feuilleter manuellement ses pages. J’avais de plus un a priori sur les web-comics :  s’ils sont de qualité, pourquoi ne seraient-ils pas d’abord publiés par des éditeurs qui ont pignon sur rue ? Pour ce qui est des mangas à thématique homosexuelle, ces éditeurs existent en France !  Mon a priori constitue, je m’en rends compte depuis la lecture attentive de Josh : Illusions, un autoaveuglement sur le monde d’aujourd’hui.

C’est d’abord par l’intermédiaire de fans de la culture manga (culture prise dans toute son étendue : BD, illustrations, animés, jeux vidéo, salons japanime, fanzines, parodies, cosplay, figurines…) et grâce à un site bénéficiant d’une grande notoriété au sein de la communauté gay qu’un artiste aussi professionnel que Dimitri a pu se faire connaître. Aucun des grands éditeurs connus n’a voulu le publier. Josh est paru chez la maison d’édition que l’artiste a dû co-fonder.

Ce parcours nécessairement communautariste et entrepreneurial fait écho au ” déclin des grands récits ” exprimé par le philosophe français Jean-François Lyotard et adapté par Hiroki Azuma dans Génération Otaku : les enfants de la postmodernité, son essai sur la culture manga : ” Entre la fin du XVIIIe siècle et la moitié du XXe, la société fonctionnait alors sur le présupposé de l’efficacité d’un certain nombre de systèmes ; sur le plan de la pensée c’est par exemple la conception de l’homme et de la raison ; sur le plan politique, l’idéologie de l’État-nation ou de la révolution ; et sur le plan économique, la suprématie de la production. L’époque moderne était sous le contrôle de ces systèmes, désignés par le terme génériques de ” grands récits “. En revanche, à l’époque postmoderne, plusieurs de ces grands récits ont connu des dysfonctionnements entraînant un affaiblissement de la cohésion sociale. Face au déclin des grands récits, les Otakus ont crée une coquille protégeant leur moi, sorte de bric-à-brac culturel, servant à combler un vide.”

Bric-à-brac culturel ? Conçu par un Français, Josh frappe effectivement par la quasi-absence de référence à une culture spécifiquement française. On est du reste dans le vague quant au pays où se passe l’action. Les trois seuls éléments qui peuvent nous faire penser que les personnages évoluent en France, ou du moins dans un pays occidental francophone, sont les références au magazine Têtu, l’affiche de la pièce de théâtre Bonjour Ivresse et les dialogues en français. Quant aux noms des principaux protagonistes, ils sont anglo-saxons : Josh Stevens, Yuri Sterling, Talia Paterson et Pierce Stickles.

” Tout le monde voulait être unique, mais en réalité tout le monde avait envie de ressembler à la même couverture de magazine. Et les sentiments n’entraient guère en ligne de compte. On croyait tomber amoureux, alors qu’on obéissait à une campagne Guess. On était entré dans l’ère de l’inhumanité sexy. “

Frédéric Beigbeder, Au secours pardon (Grasset - 2007)

Dans ses différentes interviews, Dimitri Lam insiste sur le réalisme apporté à la description d’un ” jeune gay dans la vie de tous les jours “. Loin de moi l’idée de le contredire. En montrant par exemple des capotes sur une table, l’auteur démontre qu’il n’occulte pas la réalité du sida. Il y a tant de bandes dessinées qui font comme si l’épidémie n’existait pas. Toutefois, de par son paradoxe inextricable, son manga m’a pris de vertige. Josh repose en effet sur une imbrication telle du réalisme et du stéréotype qu’il est impossible de les dissocier. En clair, la réalité est cliché et le cliché est réalité.

De quoi est-il question dans le premier tome de Josh ? D’un jeune gay top canon  de 19 ans, Joshua Stevens, qui vit dans le regret d’une histoire d’amour avortée avec le très mignon blond Yuri Sterling. Il compense son manque en enchaînant les relations d’un soir, tous des beaux gosses, principalement grâce à Internet. Il se confie à sa meilleure amie, la belle, brune et filiforme Talia Paterson…

Tout cela n’est-il pas tout à la fois crédible et cliché ? Oui, on se retrouve ou on reconnaît des proches dans ce héros boulimique sexuel. Sa quête de jeunes et beaux mecs dépeint une réalité d’entre soi qu’il me serait impossible de nier. Et pourtant tout cela dénote une artificialité dérangeante et inévitablement j’ai fait le rapprochement avec ce que peut dire Frédéric Beigbeider sur notre monde dominé par une propagande publicitaire non-stop qui contamine nos rêves et nos désirs les plus intimes.

Non pornographique, mais hyper sexy, Josh comprend un passage éclairant, extrêmement cruel sur l’exclusion sexuelle de celui qui n’a pas le physique d’un top-model : un des plans internet de Josh censé être un bel et jeune Arabe, s’avère un petit mec en cuir, sûr de lui, entre deux âges : il se fait jeter par le héros, mais surtout, le style manga iconique laisse place pour le représenter à du quasi franco-belge : ses traits du visages sont grossiers, le rendu de ses vêtements idem.  Cette différence de traitement graphique (” effet masque “ courant dans les mangas) accentue sa non-appartenance au  monde du héros et à celui des lecteurs qui se sont identifiés à Josh et à ses amis.

Face à une œuvre qui suscite des réflexions sur la nature de notre société, on peut se dire qu’on en fait trop et qu’on dénature ce que voulait dire l’artiste. Mais Josh : Illusions tranche tellement par sa perfection et sa contemporanéité, que je me devais d’aller plus loin que le simple éloge.