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(12 oct)


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(27 juil)



Chronique : Muchacho

Auteur(s) : Emmanuel Lepage.

Dès la couverture du deuxième et dernier tome de cette histoire, tout est dit : alors que celle du tome 1 nous montrait Gabriel, le personnage principal, engoncé dans son habit de jeune curé presque ado, soumis et coincé, cette -ci nous le donne à voir en jeune homme volontaire et vivant, (dés)habillé d’une chemise de soldat.
En effet, Muchacho a été depuis le début l’histoire d’un éveil à la conscience d’un fils de la classe dirigeante, un éveil à ses désirs et à la réalité politique de son pays, le Nicaragua de la deuxième moitié des années 70.

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Couverture du 2ème tome

Dans le premier volume, nous découvrions donc un pays sous la coupe d’une dictature faisant face à une rébellion armée prenant de l’ampleur. Le jeune séminariste Gabriel de la Serna arrivait dans un petit village, avec la mission de peindre une fresque pour l’église locale. Celle-ci était tenue par un prêtre sensible à la détresse de ses ouailles et au contact duquel Gabriel allait petit à petit commencer à remettre en question l’enseignement qu’il avait reçu, aussi bien de la part de l’Église que de celle de ses parents, alliés du régime en place. Le volume se terminait sur une prise de position discrète mais certaine de la part du jeune homme pour la rébellion sandiniste, et des conséquences dramatiques pour ceux qui l’entouraient.

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Une page

Plus de deux ans ont été nécessaires à Emmanuel Lepage pour conclure son histoire, deux ans pour dessiner les superbes 90 pages de ce deuxième volume (après les 70 du 1er !), ce qui semble bien peu par rapport au travail accompli.
Gabriel, dégoûté par l’attitude de son père, vient de s’enfuir, pour être recueilli, blessé, par une bande de sandinistes traînant un otage américain à travers la jungle. L’album suit donc le périple du groupe en fuite devant les troupes gouvernementales, et les nouvelles étapes de la prise en main par Gabriel de sa propre vie.

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Muchacho et le mystérieux blond

L’un des rebelles joue un rôle particulier dans cette évolution : le mystérieux homme masqué du premier tome, que Gabriel avait secouru de façon inattendue, se révèle être un beau blond au lourd passé, et à l’attitude ambiguë vis-à-vis de l’évidente attirance que ressent le jeune homme. Car Gabriel, sous son image de garçon lisse et asexué, cachait une homosexualité qui constitue le pendant thématique intime de la situation politique d’oppression présentée dans l’album.
L’adage féministe des années 70, « le personnel est politique », reçoit ici une illustration de sa pertinence. On peut d’ailleurs remarquer que dans notre propre pays, les mouvements homosexuels de ces années-là, à la suite des mouvements féministes, furent souvent menés par des personnes à la conscience politique développée (de façon plus légère, souvenons-nous d’un des slogans du FAHR, groupe homo du début des années 70, « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! »).
Lepage évite d’ailleurs un des écueils possibles d’une histoire aussi chargée politiquement : si la rébellion sandiniste a effectivement débarrassé le pays d’un vrai dictateur, l’auteur ne fait pas pour autant d’angélisme quant aux limites morales des nouveaux maîtres du pays, et, en quelques dialogues bien sentis, rappelle qu’à Cuba, les homosexuels furent jetés dans des camps, les révolutionnaires se souvenant sans doute du concept de « perversion bourgeoise » cher aux communistes.

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Muchacho

En proposant des personnages de chair et de sang, Lepage passe de l’Histoire aux histoires, celles de chacun d’entre eux, que ce soit le vieux combattant rappelant sans cesse qu’il a connu le Ché, le couple d’insurgés soudés par leur lutte, ou Fausto, le blond venu de l’autre côté de l’Atlantique. Le dessin de l’auteur est pour beaucoup dans cette incarnation d’idéaux. Encore plus que dans le premier tome, le lecteur est ici plongé dans la moiteur de la jungle nicaraguayenne, grâce à une mise en couleur à la fois chaude, variée, et diablement sensuelle, à l’image du trait qui anime les personnages et les décors. Lepage excelle dans la représentation de la chair et de la matière, et semble aussi à l’aise dans la peinture des arbres et des marais que dans celle d’un visage à la beauté quasi angélique, d’un regard chargé de sens, de vie. La narration est elle aussi d’une grande densité, parfois presque trop, comme si l’auteur avait manqué de place pour raconter toute son histoire. On peut, en passant, regretter les contorsions auxquelles se livre Lepage pour cacher le sexe de ses personnages dans la belle et sobre scène d’amour qui voit Gabriel accéder enfin à ses désirs, celles-ci semblant un peu ridicules face à l’omniprésence dans cet album de la plastique masculine dénudée.

Il est certain qu’Emmanuel Lepage, déjà reconnu pour ses travaux sur Névé ou La Terre sans mal, a franchi ici une nouvelle étape et fait maintenant partie des auteurs de bande dessinée absolument incontournables. L’intelligence de son propos et la richesse de son trait font sans aucun doute de la fin de Muchacho l’un des meilleurs albums de l’année 2006.