On pourrait se demander si les éditeurs le font exprès… Nous lançons LGBT BD, et hop, l’une de mes auteures préférées revient avec son premier nouvel album depuis plus de 3 ans.
Entre 2004 et 2005, Ebine YAMAJI, auteure lesbienne japonaise, avait vu cinq de ses albums traduits en France chez Asuka (qui vend ceux-ci directement). Et ils méritent bien que l’on reparle d’eux. Parce qu’ils nous présentent des facettes de la société japonaise bien peu souvent abordées dans les mangas, et parce qu’ils sont, avant tout, de très bonnes bandes dessinées.
Love My Life, le premier d’entre eux, paru en 2001 au Japon, nous fait pénétrer par la grande porte dans l’œuvre de l’auteure. Ichiko est étudiante, et amoureuse pour la première fois de sa vie. Et elle n’ose pas en parler à son père, pour une raison évidente : elle est amoureuse d’une fille, Eri. Celui-ci réagit pourtant bien, et lui avoue son propre secret : il est lui-même homosexuel, et la défunte mère de Ichiko était lesbienne. Tous deux avaient décidé de faire un enfant ensemble et de l’élever.
Dans cet album tout en finesse, pas de drame, pas de mélodrame, juste la vie qui s’écoule, les choix que l’on fait, jour après jour, jusqu’à ce que se bâtisse une vie. Alors que l’on comprend petit à petit comment le père d’Ichiko a réussi à trouver un équilibre entre sa vie de père et une vie amoureuse avec des hommes, Ichiko et Eri se découvrent, se parlent, font l’amour. Parallèlement, Ichiko a trouvé en Take, un ami, le confident de ses doutes et interrogations. Le fait que Take soit lui-même homo les a rapprochés, et les deux jeunes gens décident de faire semblant de sortir ensemble, pensant se protéger ainsi du regard des autres.
Les rêves et espoirs des deux jeunes femmes semblent diamétralement opposés : Eri fait des études de droit, en réaction à l’attitude de son père envers elle. Ichiko veut devenir traductrice, comme son père. Ce père est une superbe figure paternelle comme on en voit rarement dans la fiction homo : c’est par nature un éducateur, un passeur, quelqu’un qui navigue entre deux cultures, deux mondes, une sorte de Janus qui regarderait à la fois non pas le passé et l’avenir, mais les positions sociales, amoureuses des hétéros et des homos, et qui en tirerait une stabilité, une sagesse, qui lui permettront d’aider sa fille à faire ses propres choix, à s’épanouir. Un bon père, tout simplement.
Le dessin et la narration de l’auteure sont aussi dépouillés l’un que l’autre. Cela renforce l’atmosphère tranquille qui habite ce récit, où ces hommes et femmes intensément privés se révèlent petit à petit aux autres, et donne envie au lecteur de se faire sa place parmi ces personnages attachants et sincères.
Le deuxième album français est Sweet Lovin’ Baby. Il s’agit cette fois-ci d’un recueil d’histoires courtes écrites entre 1993 et 2003, de moins de dix pages à une quarantaine. L’auteure y explore les rencontres entre les êtres, les petits moments passés ensemble, les occasions manquées, l’attente de l’autre, toute une mosaïque mettant en scène des gens jeunes, qui ont encore le temps de se demander quelle direction leur vie devrait prendre.
La plus longue, et la plus récente, de ces histoires met en scène une jeune fille qui fait la rencontre d’un couple de lesbiennes légèrement plus âgées vivant semble-t-il le grand amour. Elle est impressionnée et sympathise rapidement avec elles. Mais les désirs de chacune risquent de leur faire prendre des directions opposées, et la jeune fille va elle aussi se trouver à la croisée des chemins. Une belle méditation sur des thèmes plus développés dans les romans graphiques de l’auteure.
Paru au Japon en 2002, Indigo Blue est une œuvre d’une maturité certaine, mettant en scène des personnages qui sont cette fois-ci des adultes : une romancière, son directeur littéraire et amant, et une rencontre avec une admiratrice bien distante, qui va tout remettre en question.
Rutsu a écrit un roman où le sexe du partenaire d’une femme n’était pas précisé. Ryûji, qui la connaît à la fois professionnellement et personnellement, n’a rien remarqué de particulier. Tamaki, une fervente lectrice, lui fait la remarque que le mystérieux personnage pourrait être une femme. Était-ce volontaire ? Était-ce même conscient ?
Le personnage de Rutsu est absolument fascinant. On ne sait qui elle aime vraiment, si elle aime par intérêt ou non (aimer celui qui s’occupe de ses romans peut être bien utile, et une ” expérience ” fournirait du matériel à l’écrivaine), si elle pense aimer par intérêt, mais ne peut s’avouer d’autres vérités… Ces éléments, et bien d’autres, peignent le portrait d’une femme talentueuse encore à la recherche d’elle-même, entourée par deux personnes qui, chacune à leur façon bien spécifique, en sont amoureuses. Va-t-elle faire un choix ? S’agit-il vraiment de faire un choix, ou plutôt d’emprunter une route qu’elle avait voulu jusque-là ignorer ?
Encore plus qu’avec Love My Life, Ebine Yamaji propose ici aux lecteurs des personnages d’une richesse émotionnelle remarquable, et un dessin au trait fin et à l’ambiance aussi calme que peuvent être bouillonnants les sentiments de ses personnages.
Free Soul, paru au Japon en 2004, semble se rapprocher encore un peu plus de son auteure. Si le personnage principal de Indigo Blue était écrivaine, celui de Free Soul est une aspirante mangaka de 22 ans, Keito, qui travaille à un projet d’album autour d’une jeune femme noire. Là où l’album précédant utilisait la littérature comme élément révélateur au départ inconscient, celui-ci est construit sur une mise en abîme où le personnage fictionnel se voit construire très consciemment, au fur et à mesure que sa créatrice prend sa vie en main. Keito s’amourache en effet d’une cliente du magasin de disques où elle travaille. Niki semble tout d’abord réceptive, mais les choses sont plus compliquées que cela. Niki a ses propres problèmes de famille à régler, et sa vision des relations amoureuses n’est pas vraiment celle de Keito.
L’un des personnages peuplant cet album est une nouveauté chez Yamaji (ou du moins dans les albums parus en français) : Rui est une vieille dame qui accueille chez elle une Keito un peu perdue après avoir quitté le domicile suite à une dispute avec sa mère peu satisfaite des préférences amoureuses de sa fille. Mais Rui est surtout une artiste-peintre au caractère bien trempé et à l’humour tranchant. On ne peut pas dire que les personnages de Yamaji soient généralement dotés d’un humour particulier, et Rui sort donc du lot.
Les trois romans graphiques de Ebine Yamaji parus en français à cette date suivent bien un arc de maturation de la part de l’auteure, et l’on ne peut s’empêcher de se demander quelle part d’autofiction entre dans leur composition. La réponse est probablement complexe, et ce n’est pas plus mal.
Le dernier album paru en 2004 et 2005 est Sur La Nuit, recueil d’histoires courtes écrites au début des années 90 et de la carrière de l’auteure. Pas grand chose d’homo dans ces histoires, mais une atmosphère souvent morbide, presque gothique. Des jeunes filles en fleur mais pas si innocentes, des papillons, des peintres obsédés par leur modèle, beaucoup de peintres, en fait. Comme quoi les arts et leurs créateurs étaient présents dès le départ dans l’œuvre de Ebine Yamaji.
On peut aussi remarquer combien le dessin et la narration se sont épurés entre ces nouvelles et les romans graphiques de la maturité. Ne serait-ce que pour cela, la lecture de recueil s’avère instructive.
Depuis la parution de cet album, silence radio. Il nous aura fallu patienter trois ans et demi pour pouvoir lire un nouvel album de l’auteure. En effet, le mois dernier, les éditions Asuka ont publié Au Temps de l’amour. Nous vous en reparlons très rapidement.
juillet 31st, 2011 à 11:52
[…] de la yaggeuse Akaimenousagi et celle de LGBT BD) et Love my life d’Ebine Yamaji (lire aussi Ebine Yamaji en 5 albums et «Au Temps de l’amour»: Shiori, Seiji et la confusion des […]