Ce serait une question SuperBanco : Quelle fut la première revue de BD française destinée à un lectorat homosexuel ? Les auditeurs du Jeu des 1000 euros s’étonneraient : Quoi ! Une telle chose a existé ? Le concurrent répondrait : Gay comix. Il empocherait le SuperBanco. Franchement, ce serait mérité.
Levons tout de suite une ambiguïté : ce Gay comix français n’eut aucune parenté avec le comic book américain homonyme, de onze ans son aîné. Ils ne couraient d’ailleurs pas dans la même catégorie. Dans le premier, les auteurs s’exprimaient. Avec le second, les lecteurs s’excitaient. Une revue porno. Une revue honteuse. Je me fis une joie d’y collaborer (en tant que journaliste).
Il y eut seize numéros, jamais datés, mais qui parurent d’octobre 1991 à décembre 1994. Un bimestriel, avec quelques périodes irrégulières, distribué chez les marchands de journaux. Je retrouve dans mes dossiers que les ventes du premier numéro furent de 6000 exemplaires pour un tirage de 30 000. Hé ! Le bouillon était gros, de 80 %, mais le nombre d’acheteurs pas si faible ! Bédé adult’, Bédé X et Kiss comix/La Poudre aux rêves, les trois leaders hétéros auxquels je collaborerai ensuite, tombèrent parfois plus bas et, avant de devenir une série anthologique de librairie, la revue de BD gay espagnole Claro que si, en 2005, se ramassa un gadin en kiosques avec 2000 ventes du n° 1 (pour un tirage de 20 000) et 1000 du n° 2 (pour un tirage de 6000). Cela dit, comme souvent en presse, l’effet de curiosité passé, les ventes de Gay comix furent probablement moindres dès la deuxième livraison. Je le suppose parce que je ne vis jamais l’éditeur me proposer une augmentation. C’est une preuve, non ?
Cet éditeur, Jean Carton, n’avait rien d’un militant gay. Il était spécialisé dans la pornographie hétéro, avec pour cheval de bataille Bédé adult’, mais avait déjà, en 1978, sorti Gay magazine, devenu, pour cause d’interdiction, Gaycontacts puis Man. Dans le même temps, il avait édité des revues trans pour sex-shops et produit un documentaire sur le sujet, Il voulut être une femme (aussi connu sous le titre … et il voulut être une femme), un long métrage soft ayant la particularité de montrer l’opération chirurgicale du prostitué brésilien auquel il était consacré.
Pour lancer son nouveau titre, Carton fit appel à ses auteurs habituels : Alan Davis, Jacques Géron (signant ici Marlon H., sur scénarios anonymes de Filippini), Claude Catta, Kussomoto, Nordahl, Alain Frétet et Jacobsen. Les trois derniers réalisèrent à mon avis un très bon boulot. Mais les autres manquaient visiblement de sincérité — une sincérité que la revue gagna ensuite par des traductions de Nazario, Sean, Stéphane et The Hun.
Pour la partie rédactionnelle, de huit pages, Carton avait naturellement pensé à Henri Filippini, son chroniqueur de Bédé X, mais celui-ci se demandait bien ce qu’il allait pouvoir écrire sur ce pan de BD qui lui était inconnu. Au hasard d’une conversation (nous collaborions tous deux à Yéti), il me fit part de ce que, pour le n° 1, on venait de lui commander un long article sur un illustrateur appelé Hollande, ou quelque chose comme ça.
— Tom of Finland ? m’écriais-je.
— C’est ça. Ben, si vous connaissez, allez donc voir Carton de ma part, je vous laisse la place, me répondit Filippini, soulagé.
Un peu que j’allais me faire une joie d’écrire sur ce méticuleux modeleur de zizis à la mine de plomb qu’était le Finlandais Tom, que n’avaient pas encore popularisé auprès du grand public les rééditions chez Taschen, et qui mourut à la parution de mon article sans qu’il faille y voir une relation de cause à effet. Je devins ainsi le rédacteur maison, rejoint à partir du n° 6 par Jean-Paul Jennequin (que j’avais connu en écrivant le livre Images interdites), dont la signature ne vous est pas inconnue, ou alors c’est que vous êtes tombé sur ces lignes en tapant “nichons + Filippini” sur un moteur de recherche sans être passé par la page d’accueil.
Carton ne se préoccupait que des BD et nous foutait une paix royale pour le rédactionnel, que je lui livrais maquetté, prêt à partir chez l’imprimeur sans que personne ne soit venu y fourrer le nez. C’était donc un plaisir de réaliser ces pages avec la liberté qu’on aurait eu à produire un fanzine. Raconter la vie de Jean Boullet ou interviewer Alex Barbier, s’énerver contre la censure ou téléphoner à l’Américain Sean. Nous chroniquions aussi de récentes et d’anciennes BD, et vous trouverez prochainement quelques-uns de mes textes sur ce site, en attendant que, peut-être, Jean-Paul ne mette en ligne les siens.
Pub d’enfer (je plaisante), il fut une fois question de Gay comix sur France Inter, un soir, pendant quelques secondes, vers minuit, parce que la Commission de surveillance chargée de censurer la presse venait de demander son interdiction. Le ministère de l’Intérieur ne suivit pas cet avis et Gay comix mourut plus tard de la seule censure acceptable, celle des lecteurs.
Pour les collectionneurs fous, je signale qu’il y eut six reliures, couvrant les n° 1 à 10, toutes illustrées de couvertures inédites, et que la reliure n° 5 reprenait bizarrement les n° 1 à 4 (déjà présents dans les reliures 1 et 2). Il y eut aussi une version espagnole des quatre premiers numéros en 1992-1993, mystérieusement suivie d’une réédition sous le titre El Nuevo Gay comix.
De tout le matériel prépublié, seuls deux albums de librairie cartonnés furent tirés. Le premier et le meilleur : Odeur de mâles d’Alain Frétet en 1992, recueillant cinq histoires courtes fiévreuses, dessinées au fusain. Une première édition fut imprimée avec de l’encre marron, dans l’espoir de donner une délicate tonalité sépia aux images. C’était tellement raté, tellement couleur caca, que même un fourgueur de papier sale comme Jean Carton se résolut à commander immédiatement un retirage en noir et à pilonner le premier. (Peu après, en 1993, Frétet livra clé en main à Carton deux numéros d’une revue que je qualifierais de pansexuelle, Caprices, presque entièrement conçue par lui-même, très peu vendue — 1000 exemplaires pour un tirage de 30 000 —, mais très belle.)
L’autre album fut les Amours homosexuelles de Louis XIII de Nordahl, dont vous trouverez bientôt la description sur ce site. (Vous y trouverez aussi Matelots & matelotages qui n’exista qu’en album allemand.) Enfin, quinze ans plus tard, m’occupant des éditions Dynamite à La Musardine, je rééditerai les 18 pages de Jacobsen, deux récits intitulés Nuit hard, dans le recueil Jacobsenneries, avec, en bonus, une page ondiniste censurée à l’origine.
Bilan critique pour conclure. Jean Carton, qui était éditeur façon marchand de papier, était aussi rédac chef façon rien du tout. Concevoir une revue consistait pour lui à accumuler des planches dans un tiroir jusqu’à ce que la pagination nécessaire soit atteinte. L’employé chargé de la photogravure faisait office de maquettiste et limitait son art à glisser une rondelle de pub entre les tranches de BD. Voilà pourquoi les revues de Carton, en 25 ans de carrière, furent toujours moches, sans âme, décevantes, en dessous de ce qu’éditaient à l’étranger José Maria Berenguer (Kiss comix), Stefano Trentini (Selen) ou Francesco Coniglio (Blue), lesquels étaient de plus tous trois bédéphiles — aimer ce qu’on publie joue sur la qualité. Produit sans passion, Gay comix ne mettait même pas en valeur les bons auteurs qui s’y lisaient. Mais la revue, tout de même, a existé. Avec l’éphémère Ultimen concocté par Jean-Paul Jennequin et Thom Seck en 2001, ce fut l’unique tentative de ce genre dans les kiosques français. Et les revues hétéros ayant elles-mêmes fini par calancher, on peut parier qu’il n’y en aura pas d’autre à l’avenir.
Gay comix n° 1
Couverture : Frétet
Les Amours de Louis XIII (Nordhal)
Mauvais Lieux (Frétet)
Machos (Kussomoto)
Macadam Boy (Alan Davis)
Article : bio et port-folio de Tom of Finland (Joubert)
Gay comix n° 2
Couverture : Tom of Finland
Les Amours de Louis XIII (Nordhal)
Lettre à mensonge 1 (Frétet)
Machos (Kussomoto)
Macadam Boy (Alan Davis)
Article : Panorama de la BD érotique gay (Joubert)
Gay comix n° 3
Couverture : Xavier Duvet
Les Amours de Louis XIII (Nordhal)
La Couleur de la neige (Frétet)
Machos (Kussomoto)
Macadam Boy (Alan Davis)
Articles : Panorama et Censure 91 (Joubert)
Gay comix n° 4
Couverture : ?
Les Amours de Louis XIII (Nordhal)
Select bar (Frétet)
Machos (Kussomoto)
Macadam Boy (Alan Davis)
Article : bio de Jean Boullet (Joubert)
Gay comix n° 5
Couverture : ?
Les Amours de Louis XIII (Nordhal)
Itinéraire d’un maître (Frétet)
Machos (Kussomoto)
Macadam Boy (Alan Davis)
Articles : bio et interview de Frétet (Joubert)
Gay comix n° 6
Couverture : Duvet
Frank (Marlon)
Bizutage homo (Sean)
Johann & Johnny (Doc JPP)
Articles : Panorama (Joubert) et bio de Nazario (Jennequin)
Gay comix n° 7
Couverture : Duvet
Frank (Marlon)
Le Club des cadets (Sean)
L’Ambisexe (Frétet)
Johann & Johnny (Doc JPP)
Nuit hard (Jacobsen)
Gay comix n° 8
Couverture : ?
Frank (Marlon)
La Clique des gros durs (Sean)
Arthur & Bobby (Doc JPP)
Matelots & matelotages (Catta)
Articles : Panorama et interview de Sean (Jennequin et Joubert)
Gay comix n° 9
Couverture : Frétet
Frank (Marlon)
Masturbation carrée (Sean)
Ali Baba et les 40 folles (Nazario)
Matelots & matelotages (Catta)
Articles : Panorama (Joubert) et les Physique magazines des années 50 (Jennequin)
Gay comix n° 10
Couverture : Milton
Frank (Marlon)
Petite Visite au camp Davis (Sean)
Ali Baba (Nazario)
Matelots & matelotages (Catta)
Article : bio et port-folio de Robert Mapplethorpe (Joubert)
Gay comix n° 11
Couverture : Sean
Ali Baba (Nazario)
À la recherche d’un emploi artistique (Sean)
PD… G (Alan Davis)
Matelots & matelotages (Catta)
Article : Panorama (Jennequin et Joubert)
Gay comix n° 12
Couverture : Victor
Ali Baba (Nazario)
Mission accomplie (Sean)
Nuit hard 2 (Jacobsen)
Matelots & matelotages (Catta)
Article : actualités (Joubert) et le Cinhomotographe (Jennequin et Joubert)
Gay comix n° 13
Couverture : ?
Ali Baba (Nazario)
Dur comme du bois (Sean)
Tour de moto (Tom of Finland)
Un farceur roulé (Stéphane)
Articles : censure, actualités (Joubert) et Quels gais super-héros ! (Jennequin)
Gay comix n° 14
Couverture : Tom of Finland
Vive le sport ! (The Hun)
Les Vestiaires de la baise (The Hun)
Ali Baba (Nazario)
Baby Bum (Doc JPP)
Articles : censure, actualités (Joubert) et interview d’Alex Barbier (Jennequin)
Gay comix n° 15
Couverture : Sean
Les Vestiaires de la baise (The Hun)
Gang bang sportif (The Hun)
Les Buddies et les batards (Sean)
Ali Baba (Nazario)
Le Journal intime de Monsieur M (Adam)
Articles : censure, actualités et une nouvelle, Great Balls of Fire (Joubert)
Gay comix n° 16
Couverture : ?
Ali Baba (Nazario)
Panne d’ascenseur (Sean)
La Moto (Tom of Finland) (rééd. du n° 13)
La Chevalerie des bougres (Nordahl)
Articles : actualités (Jennequin et Joubert) et interview de Cunéo (Jennequin)
juillet 8th, 2010 à 16:05
Merci, Bernard, pour cette excellente critique sur le GAY COMIX français (dans lequel furent publiées 4 de mes BD au début des années 90 !) Je place le lien sur mon nouveau site Facebook.