Des lycéens français doivent préparer un travail sur les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, et l’un d’eux sait que son arrière-grand père a survécu aux camps. Ils vont rencontrer celui-ci pour lui demander de leur raconter ses souvenirs. Mais le vieil homme d’origine allemande cache un secret que personne ne soupçonne : le symbole qu’il portait dans les camps sur la poitrine était un triangle rose, qui marquait les prisonniers homosexuels. Les questions des ados vont le replonger dans sa jeunesse.
Le projet du scénariste Michel Dufranne et du dessinateur Milorad Vicanović est bien sûr documentaire : à travers la vie dans les années 30 d’Andreas, jeune homo bien dans sa peau, ils redonnent vie à des gens qui, pendant des décennies, n’ont pas eu droit à la parole publique ; mais il est aussi et surtout très humain : comme le raconte Dufranne dans une passionnante interview, il a connu il y a une vingtaine d’années la descendante d’une des protagonistes de cette histoire, et cette rencontre lui a donné envie “d’honorer la mémoire des ces nombreux oubliés”. Le résultat est qu’au lieu de mettre en avant les grands évènements de cette époque, il se concentre sur les conséquences de ceux-ci sur la vie de ses personnages.
Les 140 pages de cet album publié aux éditions Quadrants débutent par le prologue présentant les ados et leur ignorance. Insultes antisémites et homophobes fusent facilement entre amis, et leur ignorance n’a d’égale que leur peu d’intérêt pour les évènements qui ont forgé la société dans laquelle ils vivent. On pourra penser que le scénariste force le trait, mais son but est clair : mettre en parallèle l’insouciance de ces jeunes et celle du groupe d’amis homos que l’on rencontre dès le début du reste de l’album, qui se situe fin 1932, quelques mois avant l’arrivée des Nazis au pouvoir.
Andreas et ses amis profitent de la vie berlinoise du tout début des années 30. On le sait, le Berlin de cette époque semblait un paradis pour les homos et tous ceux qui ne rentraient pas dans le cadre. L’insouciance régnait, et très peu de gens imaginaient ce qu’allait provoquer la nomination d’Adolf Hitler au poste de Chancelier, fin janvier 33. Les auteurs dépeignent donc cette fin d’époque, utilisant une fourchette de personnages aux idées et préoccupations diverses, rassemblés par une seule chose, leur homosexualité. Il y a entre autres un communiste et un acteur du grand studio UFA qui va tourner sur un film de Fritz Lang, et plusieurs homos font preuve d’un antisémitisme et d’un patriotisme qui ne leur fait pas trop craindre les Nazis. Et puis, il y a l’attrait de l’uniforme : Andreas n’est pas le plus politisé de tous, c’est le moins que l’on puisse dire. Un blond baraqué possesseur de la carte du NSDAP n’est pas pour lui déplaire.
L’une des forces de cet album est le refus du scénariste de mettre en scène des héros. Son personnage principal est un homme parmi d’autres, qui vit bien, entre métier rémunérateur (illustrateur pour la publicité, il a pour ses clients le parti d’Hitler et son iconographie stéréotypée), mère compréhensive et occasions multiples de drague. Il ne voit pas, ou refuse de voir, la menace qui éclate en quelques mois. La montée de la violence envers les homosexuels est précisément décrite par les auteurs. Le renforcement du Paragraphe 175, la Nuit des Longs Couteaux, l’avènement des camps de concentration (des dizaines de milliers d’homosexuels furent arrêtés sous le règne des Nazis et une partie envoyée en camp), tout cela est présenté au fil des pages et culmine avec l’emprisonnement en camp d’Andreas pendant quatre ans.
Le travail du dessinateur prend ici toute son importance : sa capacité à rendre la vie quotidienne est évidente dès les premières pages, mais les choix faits pour représenter la réalité des camps font toujours courir le risque de tomber dans le voyeurisme. Vicanović évite complètement cet écueil, sans non plus contourner son sujet. Ces mêmes qualités (représentation claire, sans voyeurisme) sont à l’œuvre dans les premières séquences de souvenirs, où l’on voit Andreas et plusieurs de ses amants. Les personnages ne sont pas asexués, et le dessinateur semble à l’aise avec la représentation des corps masculins. Car il y a peu de personnages féminins dans cette histoire : les deux principaux sont la mère d’Andreas et Angela, une jeune femme lesbienne amie d’Andreas.
La différence de traitement par les Nazis entre homos hommes et femmes est elle aussi explicite : si Andreas et ses amis étaient considérés comme des sous-hommes, Angela est vue comme une femme d’abord, c’est-à-dire, pour les Nazis, comme une future mère. Il faut donc qu’elle fournisse des enfants au parti. Et elle n’a pas vraiment le choix.
Si les horreurs de la période nazie prennent une place importante dans l’album, les auteurs n’ont pas oublié le sort fait aux déportés homosexuels à la sortie de la guerre : considérés comme de simples condamnés de droit commun, ils n’eurent droit à aucune indemnisation, et il leur fut impossible de vivre au grand jour pendant de nombreuses années — si la criminalisation de l’homosexualité a été abrogée à la fin des années 60, les dernières discriminations légales ne furent abolies qu’en 1994 en Allemagne de l’Ouest (mais en 1988 à l’Est !). Cette double peine que connurent tant d’homos allemands est vécue par Andreas, et explique la situation dans laquelle il se trouve des décennies plus tard, avec une famille qui ignore tout des persécutions qu’il a subies.
L’album se termine sur un épilogue pessimiste, que nous ne dévoilerons pas ici. Dans la réalité, très peu d’hommes ont parlé de leur statut d’ancien déporté homosexuel : Pierre Seel, français d’origine alsacienne décédé en 2005, est le seul français ; Rudolf Brazda, d’origine allemande mais qui a vécu en France à partir de la fin de la guerre, était le dernier déporté pour homosexualité connu. Décédé à l’été dernier, il n’a parlé de son cas qu’à partir de 2008.
L’expression “devoir de mémoire” a beau être quelque peu galvaudée par les médias, elle prend tout son sens avec l’album Triangle Rose. Il est à mettre au crédit de Michel Dufranne et Milorad Vicanović d’avoir su donner chair aux dizaines de milliers de cas d’homosexuels persécutés par le régime nazi et oubliés par les démocraties d’après-guerre.